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Des démocraties insatisfaites

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Yo Soy 132, courtesy of Micheal Fleshman /flickr

MEXICO – En 2011 et 2012, des dizaines de milliers d’étudiants ont manifesté à Santiago du Chili pour exiger un meilleur accès aux études supérieures. Plus tôt cette année, des centaines de milliers de Brésiliens ont défilé à São Paulo, Rio de Janeiro, et Belo Horizonte, pour demander de meilleurs services de santé, de meilleures écoles, et des transports publics moins chers et plus efficaces. Et les Colombiens et les Péruviens, tous milieux sociaux confondus (surtout les paysans, les propriétaires fermiers et les mineurs), ainsi que les enseignants mexicains, occupent aujourd’hui les centres-villes de Bogotá, Lima, et Mexico, perturbant le quotidien des habitants et créant de sérieux problèmes pour les autorités.

Ces pays, en leur temps modèles d’espoir économique et de promesse démocratique en Amérique Latine, sont devenus des exemples de démocraties sans légitimité ni crédibilité. Ils ont obtenu des avancées sociales substantielles ces dernières années, mais ils sont aujourd’hui des centres de soulèvements populaires. Et leurs présidents, en dépit de leur indéniable compétence, voient leurs courbes de popularité s’effondrer.

Ces paradoxes sont à la fois inquiétants et révélateurs. Ils reflètent tout d’abord un problème de croissance économique. L’économie du Chili se comporte bien depuis deux ans, en dépit de la faiblesse du prix du cuivre dans le monde ; mais son taux de croissance annuel est loin d’être celui des 25 dernières années. Le baume économique appliqué sur les vieilles blessures sociales et culturelles perd de son efficacité.

De même, l’économie brésilienne est demeurée relativement résiliente après la récession de 2009, mais la croissance a été pratiquement nulle au cours de l’année passée. En 2012, le taux de croissance de la Colombie, et même celui du Pérou – qui reste l’économie d’Amérique Latine la plus performante depuis 2000 – a aussi considérablement baissé. Et le Mexique, la moins performante de ces cinq économies au cours des 15 dernières années, s’est surpassé ; sa croissance devrait à peine atteindre 1% cette année.

Dans le même temps, ces pays se sont dotés des institutions politiques et judiciaires nécessaires à la consolidation de leur transition démocratique – du Brésil au milieu des années 80 jusqu’au Mexique en 2000 – mais ces institutions sont devenues (et dans certains cas, l’ont toujours été) remarquablement isolées des réalités du peuple. Ces manifestations ont donc pris de court les présidents pourtant apparemment réactifs de ces différents pays.

En effet, le colombien Juan Manuel Santos Calderón et la brésilienne Dilma Rousseff – tous deux politiciens aguerris et habiles – ont totalement été pris au dépourvu par ces mouvements de protestation dans leur pays. De même, Enrique Peña Nieto au Mexique et Ollanta Humala au Pérou, qui semblent par ailleurs être des dirigeants perspicaces, n’ont pas vu l’orage venir.

Comme l’exprime l’économiste et homme politique chilien Carlos Ominami : « Les enfants de la démocratie sont devenus les artisans du changement ; le mouvement social qu’ils représentent n’a pas de chef politique, et les forces politiques du pays ont pratiquement rompu tout lien avec le monde social. »

Cette année, le Chili va vivre sa sixième élection démocratique consécutive, et deux femmes – l’ancienne ministre du Travail, Evelyn Matthei et l’ancienne présidente de centre-gauche, Michelle Bachelet (toutes deux filles d’officiers militaires haut-gradés) – sont en tête dans les sondages. Quel que soit le vainqueur, il devra choisir une profonde transformation des institutions chiliennes à moins de voir ces soulèvements populaires échapper à tout contrôle.

Le Brésil est confronté à un dilemme similaire ; la coupe du monde de football l’année prochaine et les jeux olympiques d’été en 2016 mettront à l’épreuve la résilience et l’adaptabilité des cadres sociaux et macroéconomiques qui ont contribué au développement du pays depuis près de vingt ans. Bien sûr, les programmes pro-actifs anti-pauvreté, le desserrement du crédit, un boom économique fondé sur l’exportation des matières premières, et d’importants investissements publics (financés par une fiscalité tout aussi lourde) ont contribué à un recul sensible de la pauvreté. Mais les attentes de la classe moyenne émergeante – infrastructures plus efficaces, éducation et services de santé de qualité, et des emplois bien rémunérés – n’ont pas été entendues. S’ils ne sont pas en mesure d’accéder à ces nouveaux stades luxueux pour voir jouer leur équipe nationale, ils ne seront pas satisfaits.

Et même si le Mexique connait une croissance démographique rapide et une amélioration significative des niveaux de vie depuis 15 ans, beaucoup estiment qu’ils ne reçoivent pas ce à quoi ils ont droit – ou ce qui leur avait été promis. Les enseignants sont furieux d’être pointés du doigt pour la faiblesse du système éducatif du pays et voient dans la loi de « réforme de l’éducation » de Peña Nieto une excuse pour étouffer le pouvoir de leurs syndicats tout en évitant une réelle réforme institutionnelle.

La classe moyenne de la ville de Mexico – qui exerce une influence disproportionnée sur le pays – est aussi outrée, à la fois par le mouvement des enseignants qui perturbe leur quotidien et par les autorités fédérales et locales qui ne parviennent pas à restaurer l’ordre. Dans ce contexte, la crédibilité des institutions politiques mexicaines s’effrite rapidement.

Mais il y a un problème plus fondamental en jeu, et qui émane des imperfections accumulées de la démocratie représentative dans des pays où les conditions sociales et économiques sont loin d’être idéales. Tant que l’excitation post-autoritariste était de mise et que la croissance économique rapide, ces imperfections étaient gérables ; aujourd’hui, avec l’érosion de la première, et en l’absence de la seconde, elles constituent de considérables défis.

Ce problème transcende l’Amérique Latine. Ainsi que certains observateurs comme Joshua Kurlantzick l’ont constaté, il semble que l’on assiste globalement à un éloignement du modèle de gouvernement représentatif, une tendance menée par des classes moyennes de plus en plus désenchantées. Pour les dirigeants élus, le dilemme réside dans le fait qu’il n’existe pas de solutions simples – et que les opinions publiques ont de moins en moins de patience pour les solutions complexes.

Copyright Project Syndicate


Jorge G. Castañeda, ancien ministre mexicain des Affaires (2000-2003), enseigne les sciences politiques et les affaires latino-américaines et caribéennes à la New York University.


For additional material on this topic please see:

Challenges to Democracy in the Western Hemisphere

Latin America’s Left Gets Cozy

Tall, Grande, or Venti: Presidential Powers in the United States and Latin America


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