Incertitudes arabes

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Tahrir Flags
Tahrir Flags. Photo: AK Rockefeller/flickr.

MADRID – Les révolutions qui ont balayé le monde arabe lors des deux dernières années ont mis en lumière l’extraordinaire fragilité de certains pays arabes parmi les plus importants. A l’exception de pays anciens comme l’Egypte ou le Maroc, la plupart des pays arabes sont des constructions du colonialisme européen qui a réuni des tribus et des ethnies disparates dans des Etats artificiels dont l’unité reposait uniquement sur un régime autoritaire et un ennemi commun (le sionisme et ses protecteurs occidentaux).

Les désordres auxquels on assiste aujourd’hui dans les pays arabes ne sont pas dus à une colère dirigée contre des forces étrangères, ils marquent la deuxième phase du processus de décolonisation : l’affirmation du droit à l’autodétermination de peuples et de tribus unis exclusivement par le joug d’un dictateur. Il n’est donc pas difficile d’anticiper l’émergence de nouveaux pays qui se construiraient sur les débris des anciens pays arabes. L’invasion américaine de l’Irak en constitue un modèle, car elle a fait tomber le pouvoir du gouvernement central et l’a transféré à des enclaves ethniques et religieuses.

Ce qui s’est passé en Yougoslavie, une conséquence de la diplomatie wilsonienne, pourrait aussi se produire au Moyen-Orient dans un contexte marqué par bien plus de cynisme. Ce que Freud définissait comme “le narcissisme des différences mineures” a entraîné l’éclatement de la Yougoslavie en 7 petits Etats (y compris le Kosovo), après les combats les plus sanglants que l’Europe ait connu depuis la Deuxième Guerre mondiale. Les pays arabes pourront-ils éviter le même sort ?

La démocratisation dans le monde arabe n’est pas seulement une question de renversement de dictatures, elle passe aussi par le redécoupage de la carte ethno-politique de la région, qui n’est pas approprié à la situation de nombreuses minorités. C’est le cas des Kurdes qui se répartissent entre l’Irak, la Turquie, la Syrie et l’Iran.

Mais il n’y a pas que les Kurdes. La Libye est formée de trois anciennes colonies italiennes : la Tripolitaine, la Cyrénaïque et le Fezzan, chacune incluant des groupes de tribus différents (par exemple les Sa’adi en Tripolitaine et les Touaregs au Fezzan). La chute de Kadhafi a ouvert la boite de Pandore des anciennes rivalités, la Cyrénaïque se transformant en région semi-autonome connue sous le nom de Barqa.

De la même manière, à Bahreïn, les tensions de longue date entre la minorité sunnite au pouvoir et la majorité chiite se sont aggravées depuis l’écrasement du mouvement pro-démocratique conduit par les chiites en 2011. En Jordanie, l’équilibre précaire entre la majorité palestinienne et la minorité bédouine qui n’était déjà pas facile à maintenir lorsque la situation était stable, est devenu problématique aujourd’hui.

D’autres pays de la région se sont trouvés dés le début au bord de l’effondrement. Le Yémen est issu de la réunification en 1990 du Yémen du Sud et du Yémen du Nord qui se sont combattus sans merci en 1972 et en 1979. Mais ses dirigeants n’ont pas pu intégrer les tribus (unités de base de la structure sociale yéménite) dans un système politique, de manière à ce qu’elles reconnaissent sans équivoque le Yémen comme un Etat souverain.

La Syrie montre de manière éclatante comment un combat contre la dictature peut rapidement se transformer en lutte sectaire pour la survie ou pour le pouvoir. Malgré la légitimité internationale dont jouit maintenant la Coalition nationale des Forces de la Révolution et de l’Opposition syrienne, un effondrement désordonné du régime pourrait conduire à des divisions entre les différentes enclaves ethniques autonomes du pays. Les rebelles, en majorité des sunnites aidés par des groupes jihadistes comme le Front Al-Nusra, une branche de Al Qaïda en Irak, n’ont jamais vraiment essayé de nouer des contacts avec les minorités du pays (les chrétiens, les chiites, les Druzes et les Kurdes) qui refusent de rejoindre la Coalition nationale qu’ils considèrent sous l’emprise de la Turquie et du Qatar.

Les Kurdes, sous le joug des Arabes, des Turcs et des Iraniens, ont vu dans le renversement de Saddam Hussein et maintenant dans le démembrement d’autres autocraties arabes  l’occasion de participer au nouveau Grand redécoupage du Moyen-Orient – autrement dit, réaliser leur rêve d’union au sein d’un Etat kurde indépendant.

Les milices kurdes du nord de la Syrie qui cherchaient à rester en dehors de la guerre civile tout en préparant leur propre enclave autonome en cas de renversement du régime de Bachar Al Assad, sont maintenant poussées dans les combats. Les Kurdes d’Irak qui les entraînaient pourraient suivre la même voie. La Turquie considère évidemment l’activisme kurde au nord de la Syrie (sous la direction du parti d’Union démocratique, une branche du Parti des travailleurs du Kurdistan insurgé en Turquie) comme une menace à l’encontre de sa stabilité. Elle fera donc tout ce qu’elle peut pour empêcher la rébellion de s’étendre à sa propre minorité kurde qui supporte mal son autorité.

Le Liban constitue encore une autre mosaïque ethnique sensible aux événements en Syrie. Déjà les affrontements entre milices sunnites et alaouites montrent que les combats débordent la frontière syrienne. Cependant, aussi hégémonique semble aujourd’hui le pouvoir du Hezbollah au Liban, il tient en grande partie au soutien du régime de Assad. Si celui-ci tombe et que l’opposition constituée essentiellement de sunnites dirige la Syrie, l’équilibre des pouvoirs aura des conséquences sur les rapports de force au Liban.

Considérons le Soudan du Sud, pays à large majorité chrétienne, devenu indépendant en 2011 en se détachant du nord du Soudan, musulman et arabe, à l’issue d’une longue guerre civile. Deviendra-t-il le nouveau paradigme pour des Etats arabes de création relativement récente, déchirés par des rivalités ethniques et tribales ? Ainsi que l’ancien Premier ministre chinois Chou En-Lai l’aurait déclaré au sujet de l’impact de la Révolution française, “Il est trop tôt pour l’évaluer”. Mais il ne fait aucun doute que le statu quo post-colonial est en train de s’écrouler au Moyen-Orient. Cette région en patchwork doit encore se recristalliser en une construction politique durable.

Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz

Copyright Project Syndicate

Shlomo Ben-Ami, ancien ministre des Affaires étrangères d’Israël, est vice-président du Toledo International Centre for Peace. Il est l’auteur d’un livre intitulé Scars of War, Wounds of Peace : The Israeli-Arab Tragedy [Cicatrises de guerre, blessures de paix : la tragédie israélo-arabe].
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